La prochaine fois, le feu est l’une des œuvres les plus influentes de James Baldwin. Il s’agit d’un livre de non fiction composé de deux essais : “Et mon cachot trembla… Lettre à mon neveu à l’occasion du centenaire de l’Émancipation” et “Au pied de la croix. Lettre d’une région de mon esprit”.

Le premier est un essai à forme épistolaire, une lettre bouleversante adressée à son neveu, dans laquelle Baldwin revient sur l’héritage douloureux de l’esclavage et la nécessité de garder la tête haute dans un pays qui s’évertue à le rejeter. Le second est un texte plus long dans lequel il explore son rapport personnel à la foi chrétienne, à l’hypocrisie des institutions religieuses et à la montée des mouvements radicaux comme celui des Black Muslims d’Elijah Muhammad.

Entre religion, racisme, désespoir et révolte, ces deux essais nous plongent au cœur de la complexité des rapports entre Noirs et Blancs dans l’Amérique des années soixante. C’est sans détours, avec lucidité et émotion, que James Baldwin nous guide à travers ce sujet très sensible — et malheureusement toujours d’actualité — qu’est l’existence des personnes noires dans la société américaine, avec tout ce que cela comporte comme épreuves.

Et mon cachot trembla… Lettre à mon neveu à l’occasion du centenaire de l’Émancipation

Dans cette lettre, James Baldwin transmet à son neveu — et à tous ceux qui liront — une lucidité nécessaire et l’appelle à refuser de rentrer dans les cases que la société a prévues pour lui. Il lui parle avec amour, sans pour autant le protéger de la vérité.


Baldwin le confronte aux épreuves qu’il aura à affronter tout au long de sa vie, aux malheurs qui sont déjà, et seront toujours, les siens dans son propre pays — et ce, du simple fait de sa couleur de peau.
Il pointe directement du doigt ceux qu’il estime responsables des injustices que subiront son neveu et des générations entières de Noirs : ses compatriotes, les Américains blancs.

Mais ce qui n’est pas admissible, c’est que les responsables de tels ravages soient aussi innocents. C’est leur innocence qui constitue leur crime.

Eh bien, mon cher filleul, c’est à cause de ces gens innocents et pleins de bonnes intentions, tes compatriotes, que tu es né dans des conditions guère différentes de celles que Charles Dickens nous a décrites comme typiques du Londres d’il y a un siècle.

La prochaine fois, le feu, p. 27

Par leur inaction, par peur de s’engager, et donc de prendre des risques, par peur du changement, du vrai, qui impliquerait une remise en question de leur identité, ils détournent le regard et deviennent les complices silencieux d’un système meurtrier.
Il accuse aussi la nation américaine dans son ensemble, cette nation “innocente” qui a relégué les Noirs dans des ghettos où, au fond, elle espérait les voir disparaître. Et pour l’illustrer, ma citation préférée de l’éssai :

Tu es né là où tu es né et as été confronté avec l’ennemi avec lequel tu as été confronté parce que tu étais noir et pour cette seule raison . Ainsi, avait-on fixé, et à jamais pensait-on, des bornes à ton ambition. Tu étais né dans une société qui affirmait avec une précision brutale et toutes les façons possibles que tu étais une quantité humaine absolument négligeable. On attendait pas de toi que tu aspires à l’excellence. On attendait de toi que tu pactises avec la médiocrité.

La prochaine fois, le feu, p. 29

Le ton de cette lettre est accusateur, mais aussi criant de vérité. Il y décrit le racisme structurel, qui agit bien avant la naissance des personnes qui y sont confrontées, bien avant que celles-ci aient le temps de développer leurs propres aspirations ou de prétendre à un destin différent.

Tout au long de la lettre, James donne à son filleul — et à nous, lecteurs — plusieurs conseils sur la façon de naviguer dans ce monde hostile sans se briser et en restant fidèle à soi-même.

Au pied de la croix Lettre d’une région de mon esprit

Dans ce second essai, James Baldwin revient sur son adolescence à Harlem, une époque marquée par la désillusion et la quête désespérée de sens. Il y évoque les chemins que prenaient les jeunes Noirs face à la précarité, au racisme et aux humiliations quotidiennes : l’armée, les stupéfiants, la criminalité, la fuite vers d’autres ghettos… et, pour certains comme lui, l’Église.

Dans cette Amérique ségrégationniste, Baldwin explique comment la religion lui est apparue comme un refuge — ou plutôt, comme une échappatoire. Loin d’être un lieu de foi, d’espérance et de charité, l’Église à Harlem lui semblait fondée sur la solitude, l’aveuglement et la peur. Il reconnaît cependant la consolation qu’elle pouvait offrir à ceux que la société avait écrasés : l’illusion d’un réconfort, sans doute — mais une illusion tout de même. Car une fois les portes de l’église franchies, les injustices, elles, étaient toujours là.

Baldwin revient aussi sur la dimension historique de l’instrumentalisation religieuse. Il distingue clairement les intentions sincères de certains missionnaires, et l’Église en tant qu’institution. Celle qui légitima l’esclavage, la colonisation, la conversion forcée des peuples africains, et ferma les yeux sur l’Holocauste.
Il y décrit Harlem et les membres de cette communauté : prédicateurs, racketteurs, ouvriers, prostituées, enfants… tous très différents, mais réunis par une même oppression. De cette douleur commune naîtront le gospel, puis le jazz — une musique que les Blancs pouvaient écouter et apprécier, mais qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Cette partie du livre a d’ailleurs fait écho au film Sinners, que j’ai regardé récemment, et qui aborde ce sujet avec beaucoup de sensibilité et de beauté.

Baldwin nous parle aussi de la montée des Black Muslims, un mouvement radical dirigé par Elijah Muhammad, prônant l’idée que les Blancs étaient des démons et que seule la séparation des races pouvait assurer la survie des Noirs. Il n’hésite pas — comme précédemment s’agissant de l’Église — à exprimer son désaccord et à souligner les limites de cette idéologie.

Il exhorte les Noirs, malgré la douleur, à ne pas céder au piège confortable de la haine, et les Blancs à ne pas se laisser guider par la peur. Il appelle chacun à la remise en question et à l’action.

Il nous faut agir maintenant comme si tout dépendait de nous — faire autrement serait un crime. Si nous nous montrons dignes — et par nous j’entends les Blancs relativement conscients et les Noirs relativement conscients qui devons, tels des aimants faire pression ou créer la conscience des autres — peut-être la poignée que nous sommes pourra-t-elle mettre fin au cauchemar racial, faire de notre pays un vrai pays et changer le cours de l’histoire. Si nous n’avons pas, et dès aujourd’hui, toutes les audaces, l’accomplissement de cette prophétie reprise de la Bible dans une chanson écrite par un esclave, est sur nos têtes :

Et Dieu dit à Noé

Vois l’arc en le ciel bleu

L’eau ne tombera plus

Il me reste le feu

La prochaine fois, le feu, p. 136

Pour moi, ce livre est une mise en garde à l’endroit de tous les citoyens américains. Ce problème devra être réglé tôt ou tard, et agir est une nécessité. Pour mettre fin au cauchemar racial, pour faire de l’Amérique une vraie nation. Sinon, le feu viendra et celle-ci brûlera.

J’essaie de me documenter sur la lutte pour les droits civiques aux États-Unis (1954–1968), et ce livre a été un excellent point d’entrée. James Baldwin, dans I Am Not Your Negro, se décrit comme un témoin de cette période de l’Histoire. Pour lui, sa mission était de se déplacer librement, observer et rendre compte. Une mission qu’il a accomplie avec brio et je considère comme une véritable grâce le fait de pouvoir aujourd’hui accéder à son œuvre et à ses mots.

Je recommande ce livre — ainsi que tous les textes de James Baldwin — à toutes celles et ceux qui, comme moi, souhaitent mieux comprendre cette époque, les enjeux raciaux et leurs prolongements jusqu’à aujourd’hui.

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